MORISOT :


" Le Berceau ",(Musée d'Orsay, Paris.)

 

Morisot (Berthe)

Peintre français (Bourges, 1841 - Paris, 1895).

 

Un siècle après sa mort, Berthe Morisot, estimée de ses pairs, n'a toujours pas trouvé sa place dans la galaxie des grands peintres. Il est significatif que, dans les ouvrages pédagogiques destinés au grand public, son nom n'apparaisse, aujourd'hui encore, qu'à propos d'Édouard Manet. Mais seulement à titre de belle-sœur et de modèle! Il semblerait que Berthe Morisot, méconnue, dérange quelque peu. Sa vie simple et limpide, consacrée à la recherche picturale, n'offre pas de prise à l'amateur de ruptures esthétiques et de scandales médiatiques. Intégrée au mouvement impressionniste, auquel elle adhère malgré Édouard Manet, elle trouva souvent grâce auprès des chroniqueurs du Salon. Une critique indulgente, son statut de femme ont peut-être contribué à cet effacement des mémoires.

Une jeune fille de la bourgeoisie

Lorsque Berthe naît à Bourges, en 1841, son père, Edme Morisot, y est préfet. Le hasard des nominations d'une carrière administrative le conduira à Lyon puis à Paris comme conseiller à la Cour des comptes. Berthe et ses deux jeunes sœurs, principalement Edma, montrent très tôt un goût pour la peinture et le dessin dont on se plaît à trouver la source dans l'ascendance de leur mère, petite-nièce de Fragonard.

Les premiers maîtres :

Berthe a tout juste seize ans quand elle entre dans l'atelier de Chocarne, en 1857, pour y prendre des cours de dessin. Très vite rebutée par la pauvreté et la sécheresse d'expression du peintre, Berthe, suivie par Edma, fuit cet enseignement académique et, sur les conseils de son père, va travailler avec Guichard. À côté du travail d'atelier, à l'incitation de son nouveau maître, Berthe Morisot fréquente assidûment les salles du musée du Louvre, où elle copie notamment des toiles de Véronèse, le Calvaire et le Repas chez Simon. Cette période d'apprentissage est déjà le lieu pour la jeune fille des premières rencontres amicales qui jalonneront et orneront sa vie. Au Louvre, devant les œuvres de Véronèse, elle fait la connaissance de Bracquemond - aquafortiste au magistral talent - et de Fantin-Latour, admirateur de Manet, premières figures du cercle de fidèles qu'elle recevra chez elle avec humour et affabilité jusqu'au terme de sa vie. Dans le même temps, toujours accompagnée de sa sœur Edma, Berthe Morisot commence à peindre sur le motif.

À l'école de Corot :

La bourgeoisie de cette seconde moitié du XIXe siècle - qu'on pense à Degas, à Manet, à Delacroix... - est, plus souvent qu'on le croit, ouverte aux audaces artistiques et prend une part active au bouillonnement esthétique. C'est ainsi que, en 1861, les Morisot, attentifs à la vocation de leurs filles et soucieux de faciliter leur apprentissage et leur insertion dans le milieu professionnel, louent, pour l'été, une maison à Ville-d'Avray afin que Berthe et Edma puissent travailler auprès du nouveau maître qui vient de leur être donné par Guichard: Camille Corot. Jusqu'en 1863, les deux sœurs travaillent avec ce dernier, qui les oriente alors vers son élève Oudinot, qu'il charge de les suivre. C'est chez Oudinot que les jeunes femmes feront la connaissance de Daumier, Daubigny - paysagiste proche de l'école de Barbizon et ami de Courbet - et Monet. Le cercle s'agrandit. La famille Morisot, accueillante, favorise ces liens nouveaux et ces échanges: Carolus-Duran, proche, lui aussi, de Courbet et futur directeur de l'Académie de France à Rome, les frères Ferry, Jules et Charles, font également partie des familiers. De cette période de formation, qui s'achève avec la première participation de Berthe Morisot au Salon, en 1864, il ne reste pratiquement aucune œuvre.

Le peintre de Salon :

En 1863, le Salon des refusés, créé à l'initiative de Napoléon III, avait présenté l'Olympia de Manet. Mais c'est vers le Salon officiel que Berthe Morisot se tourne en 1865. Elle y envoie plusieurs paysages. La Gazette des beaux-arts en loue la sincérité des sentiments; l'approche lumineuse et la touche légère de Berthe trouvent aussi grâce auprès du critique. En 1868, Berthe est présentée à Manet. Les liens qui se tissent entre les deux artistes ne relèvent pas de la relation maître / élève. Il s'agit plus d'une estime réciproque. Berthe sert de modèle à Manet - pour le Balcon, le Repos, Berthe Morisot au bouquet de violettes -, sollicite ses conseils, fait le plus grand cas de ses appréciations, mais elle exerce également sur l'œuvre du peintre son regard averti et son jugement sans concession. Si l'on a pu déceler une influence de l'aîné sur la cadette, on doit également souligner l'indépendance de cette dernière par rapport au premier. C'est ainsi que, malgré les avis négatifs de Manet, Berthe Morisot abandonne le Salon officiel et, poussée par Degas, se joint au groupe de jeunes artistes - dont Monet, Renoir, Sisley sont les noms les plus brillants - qui exposent en marge du Salon à partir de 1874. Le groupe impressionniste venait de naître et le photographe Nadar en accueillait la première manifestation dans son atelier du boulevard des Capucines, à Paris. La jeune femme y expose le Berceau, la Lecture, Cache-cache, quelques pastels et quelques aquarelles. De nouveau, la critique, féroce à l'égard de ces dissidents, témoigne d'une indulgence certaine pour Berthe Morisot. Une fois encore, on loue la sincérité de ses sentiments, "la fraîcheur de sa palette". Son ancien maître, Guichard, se désole de voir en quelle compagnie une jeune personne aussi sensible se retrouve: ne risque-t-elle pas de ruiner son talent? Qu'elle fasse amende honorable, qu'elle retourne copier Corrège au Louvre. Qu'au fil de longues heures elle oublie la nouveauté et la légèreté de sa technique. Cette année 1874 est ainsi une année de rupture pour Berthe, qui perd son père et épouse Eugène, le frère de Manet.

Un maître de l'impressionnisme :

Berthe Morisot, qui pratique très tôt la peinture en plein air, ne cessera de voyager, attentive aux effets de lumière, aux changements de son environnement naturel. Les étés à Fécamp, les voyages dans l'île de Wight, les périples dans les Pyrénées ou encore les séjours paisibles sur les bords de la Seine fournissent à la jeune femme des sujets familiers dont elle regrette parfois la récurrence et la quotidienneté: "Tu vois, j'en suis réduite à faire toujours la même chose" - mais est-ce un vrai regret? N'est-ce pas plutôt une modestie qui s'excuse en s'affichant? Si Manet a tant d'estime pour son travail, c'est que Berthe Morisot franchit avec un naturel déroutant une étape qu'il n'a pas atteinte: celle où le sujet n'est plus que prétexte à des variations musicales lumineuses. L'œuvre de Berthe déconcerte: on parle de "ravissantes marines", de "délicatesse exquise", alors qu'elle est à l'avant-garde des expériences impressionnistes. Ce qui guide Berthe Morisot, ce n'est pas l'intuition diffuse d'une nouvelle approche esthétique qui serait servie par sa nature féminine, c'est une recherche systématique, raisonnée, technique, pour faire dire à la peinture autre chose que laisse entendre son sujet; c'est une quête dont elle scrute la trace dans les productions de ses amis peintres et sculpteurs. Paul Mantz, chroniqueur au Temps, ne s'y trompe pas. Dans son compte rendu de la troisième exposition impressionniste, il écrit: "Il n'y a dans tout le groupe révolutionnaire qu'un impressionniste, c'est madame Berthe Morisot. " Théodore Duret, admirateur et prosélyte du groupe impressionniste, en faisait, avec Renoir, Monet, Sisley et Pissarro, un des cinq membres du "groupe primordial des impressionnistes". Les qualités qu'on se plaît à lui reconnaître sont d'ailleurs emblématiques du mouvement tel que le définissent ses premiers historiens: jeux d'eau, scintillements de lumière, sincérité, spontanéité. "Sa peinture [...] c'est vraiment l'impression éprouvée par un œil sincère et loyalement rendue par une main qui ne triche pas." La référence à Proust s'applique particulièrement bien à Berthe Morisot: "Toute la puissance technique de la peinture suppose de retrouver ce que l'on pourrait appeler, l'innocence de l'œil". Alors que le Figaro qualifie les impressionnistes d'aliénés, il est remarquable qu'il reconnaisse à Berthe Morisot - malgré des œuvres à la technique audacieuse exposées dès 1873, comme Cache-cache - une certaine "grâce féminine au milieu des débordements d'un esprit en délire". Elle est "curieuse à observer". Ces diatribes irritent Eugène Manet à tel point qu'il veut provoquer en duel le chroniqueur. Mais Berthe Morisot l'en dissuade. Et elle participera très régulièrement aux expositions du groupe impressionniste jusqu'en 1886.

Une artiste hors du commun

Eugène Manet, de santé délicate, n'avait pas d'activité professionnelle. Sa fortune le lui permettait. Tout comme elle lui permit, en 1883, de faire construire une grande maison à Paris, rue de Villejust - aujourd'hui rue Paul Valéry. Malgré le vaste espace de cette nouvelle demeure, Berthe Morisot n'eut jamais d'atelier à proprement parler. Elle travaillait dans le grand salon où, "le matériel de travail relégué", elle recevait chaque jeudi à dîner le cercle des amis, où se côtoyaient Mallarmé, Degas, Monet, Redon, Rodin, Fantin-Latour, Puvis de Chavannes, Jules Ferry, et bien d'autres. En 1878, alors qu'elle avait déjà trente-sept ans, elle met au monde une petite fille, Julie. Et pour une fois, elle n'expose pas avec les impressionnistes. En 1882, lors de la septième exposition impressionniste, c'est son mari qui s'occupe de ses toiles. Il constate que toutes les places sont déjà occupées... Les tableaux de Berthe seront donc posés sur des chevalets. Quant au catalogue, il ne mentionne que neuf des douze œuvres présentées... Et pourtant Édouard Manet jugera que l'envoi de sa belle-sœur est le meilleur. Duret, pour sa part, l'apprécie également et le souligne. Quant à la presse devant laquelle elle avait jusqu'alors trouvé grâce, elle ne s'y trompe pas. Et Berthe commente: "C'est Gauguin et moi qui jouons les comiques. " Une façon de reconnaître sa singularité pour celle que Mallarmé considérait comme une "grande artiste" qui ne possédait "rien de banal". L'on veut déceler les influences successives de Manet puis de Renoir dans sa composition puis dans sa touche. Mais son style, avant tout très personnel, a rarement été analysé en profondeur. Quelques phrases convenues sur sa touche franche et ses lumières vaporeuses et le rendu réaliste constituent le jugement définitif porté sur son œuvre. L'année suivante, en 1883, Édouard Manet disparaît. Elle écrit à sa sœur Edma: "Joins à ces émotions presque physiques l'amitié déjà si ancienne qui m'unissait à Édouard, tout un passé de jeunesse et de travail s'effondrant..." Artisan, avec son mari, de la dernière exposition impressionniste en 1886, Berthe Morisot expose ensuite à Bruxelles, chez Durand-Ruel, à New York et à Paris, à l'Exposition universelle, où elle présente un buste de sa fille. La sculpture, activité secondaire dans sa carrière, représente un pan méconnu de l'œuvre de l'artiste, fort encouragée par Rodin, dont elle sollicite les conseils.

Une personnalité modeste et effacée :

Lucide et modeste, Berthe Morisot ne prépare sa première exposition personnelle qu'en 1892, l'année où elle perd son mari, Eugène. Perte dont elle ne se remettra pas. Pendant les trois années qui vont suivre, jusqu'à sa mort pendant l'hiver 1895, elle essaiera d'oublier ses épreuves en peignant avec acharnement. Pendant sa maladie, elle écrit à Mallarmé pour lui confier Julie, qui restera ainsi entourée des familiers de ses parents: Renoir veillera à l'épanouissement de sa vocation de peintre, Degas se préoccupera de la marier. À l'annonce de son décès, Renoir, en séjour auprès de Cézanne dans le Midi, remonte immédiatement. Pissarro, ému mais plus condescendant, regrette "un si beau talent féminin". Alors que Mallarmé, plus perspicace et libre de tout préjugé, écrivait dans ses Médaillons et portraits: "Les quelques dissidentes du sexe qui présentent l'esthétique autrement que par leur individu [...] nous donnent une leçon de virilité." Ce dernier, qui lors de la donation Caillebotte, qui ne contenait aucun Morisot, était intervenu pour que l'État achète une œuvre d'elle, organise, dès le printemps 1896, une rétrospective où trois cents tableaux environ sont présentés. Cette femme, dont on écrivait dans la Vie artistique qu'elle était une "rare artiste", dont Degas admirait "le dessin le plus sûr", a cultivé l'effacement: pas de publicité, peu de ventes - à quelques amis et marchands. Paul Valéry, qui avait épousé une nièce de Berthe, soulignait "la singularité de Berthe Morisot [qui] fut de vivre sa peinture et de peindre sa vie, comme si ce lui fût une fonction naturelle et nécessaire..."